1933
La perte des biens
Je vous écris, mon Père, pour soulager mon âme (1), vous
déclarant mes fautes. Je commencerai par vous dire que mes prières ne sont
pas abondantes et de surcroît, elles sont mal faites : je ne peux mieux
faire. Ma pensée voyage partout ; si je pouvais l’apprivoiser, ce serait une
excellente chose. Avec ma mère et ma sœur, j’ai toujours quelques
impatiences, mais je fais de mon mieux pour m’en corriger. Toutefois, le
démon, lui aussi, n’en finit pas de me faire des suggestions, dans l’espoir
que je cède un jour ou l’autre. Vis-à-vis du prochain, je dois aussi dire
quelque chose : je fais pourtant de mon mieux pour ne pas y manquer, mais
parfois, je n’y réussis pas.
Enfin, je suis tellement faible et pécheresse, que je n’arrive pas à me
corriger de mes péchés. Que Notre-Seigneur ait pitié de moi (2).
J’ignorais ce que c’était qu’un directeur spirituel (3)
c’était Monsieur le Curé qui guidait mon âme.
Ma
sœur, lors d’une retraite des “Filles de Marie” (4) a demandé au
prédicateur, le Père Mariano Pinho (5), de devenir son directeur spirituel.
Celui-ci mis au courant de mon existence et de ma maladie, a sollicité mes
prières, avec la promesse de réciprocité. De temps à autre il m’envoyait une
image pieuse.
Deux ans plus tard, ayant appris qu’il était malade, mon émotion est allée
jusqu’aux larmes ; je ne sais pas pourquoi. Ma sœur, étonnée, m’a demandé
pourquoi je pleurais alors même que je ne le connaissais pas. Je lui ai
répondu :
— Je pleure parce qu’il est mon ami et que je le suis aussi de lui.
Le 16 août 1933, le Père Pinho est venu dans notre paroisse prêcher un
triduum en l’honneur du Sacré-Cœur de Jésus et, à cette occasion je l’ai
obtenu comme directeur spirituel.
Je ne lui ai pas parlé de mon offrande pour les Tabernacles, de la chaleur
que j’éprouvais, de la force qui me soulevait (6), ni des paroles que
j’interprétais comme de simples inspirations (7) de Jésus.
Ce ne fut que quelques mois plus tard que j’ai mis le Père au courant des
paroles de Jésus. Je n’ai rien dit d’autre, parce que je ne comprenais rien
aux choses du Seigneur.
Le Père ne m’a pas confirmé s’il s’agissait bien de paroles de Dieu;
toutefois, je continuais à vivre très unie au Seigneur: jour et nuit, les
Tabernacles étaient ma demeure préférée.
Ce fut seulement au mois d’août 1934 que je me suis décidée à ouvrir mon
cœur à mon Père spirituel, venu à Balasar pour une série de sermons. J’ai eu
peur, alors, qu’une fois au courant de ma vie, il ne veuille plus continuer
de me diriger.
Alors même que je me débattais avec ce doute, Jésus m’a dit :
— Obéis en tout : ce n’est pas toi qui l’as choisi, mais
moi qui te l’ai envoyé.
Quand le Père m’a demandé de quelle façon j’avais entendu
lesdites paroles, il ne m’a pas expliqué si elles étaient ou non de Jésus.
Quelques jours plus tard, ma sœur, ayant remarqué que je consacrais beaucoup
de temps à la prière, m’en a demandé l’explication. Je lui ai dit comment
j’occupais mon temps et ce que je ressentais, ajoutant que c’était sûrement
la foi et la ferveur avec laquelle je récitais mes prières qui m’absorbaient
de la sorte. Deolinda a semblé d’accord et m’a demandé de lui dire tout,
afin de pouvoir se remplir de ferveur, elle aussi.
Deux petits mots à peine, car mes forces ne me permettent
pas davantage. J’ai passé une mauvaise nuit. Je ne trouvais pas de bonne
position. Mes jours se passent ainsi : un jour bien, un autre plus mal,
portant toujours cette croix que le Seigneur m’a donnée...
(...)
Dans votre lettre, vous me demandiez si j’aimerais entendre la sainte Messe.
Cela fait déjà bien longtemps que je le désire. Quand vous êtes venu pour le
triduum, j’en ai parlé à ma sœur, mais par timidité et pour ne pas vous
obliger à rester à jeun, ce qui nous peine, nous n’avons pas osé vous le
demander. Toutefois, si cela était possible, quelle joie, cela serait pour
nous; vous ne pouvez pas vous l’imaginer (8). Mais nous pensons au sacrifice
que cela vous coûterait de venir à jeun et, avec tout ce froid... (9)
Dans la nuit de samedi à dimanche, je ne sais pas ce qui m’a pris; je
dormais et tout à coup je me suis réveillée, je croyais mourir.
Cet étrange phénomène ne dure pas longtemps, mais il se répète souvent. Je
pense que c’est à cause de mon épine dorsale. Je ne voudrais, en aucun cas,
perdre la raison. J’espère que Notre-Seigneur m’écoute, mais que sa très
sainte volonté soit faite...
Quand vous êtes venu, j’ai pensé que ce serait la dernière fois ; mais ce
n’a pas été le cas, car Notre-Seigneur sait que j’ai besoin que quelqu’un
m’aide à être sainte, comme je le désir ardemment, bien que j’en sois très
loin de l’être... Bien souvent je demande :
— O mon Jésus, que voulez-vous que je fasse ?
Et à chaque fois je n’entends que cette réponse :
— Souffrir, aimer, réparer !
Nous verrons si à Noël, Monsieur l’abbé, viendra
m’apporter la Sainte Communion, et alors je me confesserai...
Je ne vois pas comment, une fois de plus, je pourrai m’amender, mais je veux
être sainte ; c’est ce que je demande tous les jours au Seigneur (10).
Le Seigneur a augmenté ses tendresses, mais aussi le
poids de la croix. Qu’il soit éternellement béni pour sa grâce qui ne m’a
jamais manqué.
A cette époque, nous avons commencé à beaucoup souffrir à cause de la perte
de nos biens (11). Il est vrai que je n‘ai plus ressenti aucun attrait pour
les choses, mais je souffrais amèrement de voir que le peu que nous avions
ne serait pas suffisant pour payer les dettes que ma mère avait contraint en
se portant caution.
Nous préférerions rester sans un centime, mais que tout soit payé! Il me
manquait souvent une alimentation suffisante : je me nourrissais de ce qu’il
y avait, au péril de ma santé. J’ai souffert en silence et les familiers
pensaient que ces aliments me plaisaient; je ne demandais rien pour ne pas
les attrister. Si l’on me donnait quelque bon morceau, je le donnais à ma
sœur — assez mal en point — en me disant : — “Je suis incurable, alors
qu’elle peut guérir.” Il nous arrivait de manger le potage sans
condiments, car nous ne parlions à personne de notre gêne.
En secret, j’ai versé beaucoup de larmes, m’épanchant auprès de Jésus et de
la Petite-Maman céleste ; ces larmes ont eu même pour effet de me rapprocher
davantage de Jésus et de la chère Maman et ont renforcé ma foi en Eux.
Cette situation a duré six années, pendant lesquelles j’ai essayé de
réconforter mes êtres chers. À ma mère, qui souvent sanglotait, je suggérais
d’avoir foi en Jésus qui voulut être pauvre. Dans mon intérieur, je me
réjouissais de lui ressembler.
Je priais Jésus de nous aider et, lors de la Communion, je lui disais :
— Vous qui avez dit de demander, de frapper pour être entendu : je
demande, je frappe et je serai entendue. Je ne Vous demande pas d’honneurs,
pas de grandeurs ni de richesses, mais que vous nous laissiez au moins notre
petite maison afin que maman et ma sœur vivent; de manière que Deolinda
puisse cueillir les fleurs pour votre autel à l’église. O Jésus, toutes les
fleurs sont pour vous. Jésus, venez à notre secours! Nous nous enfonçons...
portez au loin cette requête, auprès de quelqu’un qui puisse venir à notre
aide. Je ne choisis personne, parce que je n’en connais pas. J’ai confiance
en vous !
Chez nous, la joie avait disparu et les choses indispensables nous
manquaient (12). Mais jamais la soumission à la volonté de Dieu n’a manqué ;
j’avais une confiance aveugle en lui.
Il est bien vrai : la foi n’est jamais trop grande...
Ma prière a été exhaussée. Ce fut de bien loin, même de très loin, qu’une
dame est venue assainir notre situation (13). Si elle ne l’a pas résolu
entièrement, ce fut à causse de ma timidité: je ne lui ai pas dit la somme
exacte de notre dette. Peut-être Jésus l’a permis pour prolonger ma
souffrance (14). Le nécessaire pour désengager notre maison qui devait être
mise en vente, nous a été fourni. J’ai pleuré de confusion et de joie. Je
n’arrive pas à décrire la joie des miens quand ils ont eu en main cette
somme, après tant de grandes et graves afflictions.
Béni soit Jésus ! Ce n’était que sur Lui que l’on pouvait compter.
Béni soit le Seigneur qui m’a appelée en ce monde pour souffrir et pour
supporter tant de chagrins ! Et moi, j’ai rajouté à cela tant de péchés ! Ce
sont ceux-ci qui m’attristent particulièrement.
Tous les jours je demande des souffrances; et, pendant les heures où je
souffre je ressens beaucoup de consolations, car j’ai davantage à offrir à
mon Jésus. Il y a, toutefois, des choses qui me coûtent beaucoup, mais que
seule la volonté de Dieu soit faite, et non pas la mienne (15).
1) Elle n’avait pas pu se
confesser.
2) Lettre du 1er janvier 1933 au Père Mariano Pinho.
3) Alexandrina n’est pas la seule à ignorer ce que c’était qu’un directeur
spirituel et sa nécessité. En effet, avant elle, Jean-Jacques Olier, dont la
culture et la sainteté sont connues de tous, avoue lui-même, dans ses écrits
autobiographiques: “n’ayant point de directeur et n’en connaissant pas,
n’en sachant même pas la nécessité”. – Jean-Jacques Olier: “Mémoires
authentiques”. Tome I,
page 90.
4) En 1931.
5) Le Père Mariano Pinho naquit à Porto (Portugal) le 16 janvier 1894. Il
est entré à la Compagnie de Jésus à Alsemberg, en Belgique, le 7 décembre
1910. Les Jésuites avaient, en effet, été expulsés du Portugal, lors de
l’avènement de la République, le 5 octobre de la même année 1910. Après son
cours de philosophie — à Ona (Espagne), il partit en Autriche, à Innsbruck,
où il fit sa théologie. Entre ces deux matières, il fit un séjour au Brésil
où il fut professeur au Collège Antonio Vieira. C’est dans ce pays « frère »
qu’il fut ordonné prêtre le 7 février 1926. Revenu au Portugal, il fut le
directeur du « Messager du Sacré-Cœur ».
Il jouissait d’une grande renommée en tant que prédicateur, raison pour
laquelle il prêchât dans les plus importantes églises du Pays. Il a écrit
aussi de nombreux ouvrages et avait un penchant pour la musique. Il
composait avec une certaine facilité: il avait une âme d’artiste.
Il devint, en 1933, directeur spirituel d’Alexandrina Maria, charge qu’il
occupa jusqu’en 1942, de façon régulière. Victime de calomnies et de
l’opposition de certains de ses collègues, il dut abandonner la direction de
la Servante de Dieu et fût exilé au Brésil, où il rendit sa belle âme à Dieu
le 11 juillet 1963, deux avant que ne commence le procès diocésain de
béatification de sa dirigée.
Le Cardinal Patriarche de Lisbonne, Manuel Gonçalves Cerejeira, disait de
lui: « Le Père Mariano Pinho fut un saint malgré sa charité ingénue... »
6) Il lui arrivait aussi de subir la lévitation.
7) Il ne s’agissait pas d’inspirations, mais de vraies locutions
intérieures. Deolinda confirma les lévitations de sa sœur.
Sainte Thérèse d’Avila, dans le livre de sa Vie, au chapitre 18,
traite de l’union statique. Elle y explique les extases simples, des
lévitations et de l’envol de l’esprit...
8) Le 20 novembre 1933, j’ai eu la grâce de la première Messe célébrée
dans ma chambre.”
9) Lettre du 6 novembre 1933 au Père Mariano Pinho.
10) Lettre du 28 novembre 1933 au Père Mariano Pinho.
11) La mère de la Servante de Dieu s’étant porté caution pour une personne
de famille, dut payer la dette à la place du demandeur qui ne put assumer
ses engagements. Maria Ana, la Mère D’Alexandrina avait un grand cœur et,
elle aussi, une charité naïve. Elle était toujours prête à rendre service,
non seulement à ses familiers, mais à toute personne dans le besoin.
12) Felizmina dos Santos Martins, qui avait été élevée depuis toute petite
chez les Costa, témoigne de cette époque: « Elles ont subi beaucoup de
privations: très souvent, je suis allée de leur part, chercher des pommes de
terre chez une certaine personne qui aidait les pauvres. Une fois même, la
mère d’Alexandrina m’envoya gager du lange de maison et des habits à Póvoa,
afin de pouvoir faire face aux dépenses journalières ».
13) Ce fut une dame de Lisbonne, madame Fernanda dos Santos qui, à la
demande du Père Mariano Pinho, vint en aide à la famille de la servante de
Dieu. Elle envoya l’argent nécessaire pour enlever l’hypothèque.
La maîtresse d’école, Sãozinha, témoigna en 1965 sur cette période: “ En
ces années là de plus grandes difficultés, j’avais pris l’habitude de
verser, mensuellement, à la famille Costa, une petite somme. Les moments
les plus critiques étant passés, j’ai voulu continuer à verser cette somme.
Alexandrina s’y opposa et me dit: «Je t’en remercie beaucoup, mais
maintenant notre maisonnée va un peu mieux, donne l’argent à quelqu’un qui
en ai encore davantage besoin »”.
14) La dure situation dura encore jusqu’à la fin de 1941. Cela ressort d’une
lettre envoyée au mois de février au Père Mariano Pinho :
“ Le 5 j’ai reçu de Jésus une grande grâce: nous avons pu payer nos
dettes. Une force venue de je ne sais où, me fit lever et, à genoux, je l’ai
remercié”.
15) Lettre du 30 décembre 1933 au Père Mariano Pinho.
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