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Jeûne perpétuel
Depuis le jour où les extases de la
Passion cessèrent, Alexandrina cessa aussi de manger et de boire : elle commença
alors un jeûne total qui durera un peu plus de treize ans.
Au début, personne ne s’en
étonnait, parce qu’elle avait déjà supporté des jeûnes de cinq à dix-sept jours,
mais cette fois-ci, ce furent des jours, des semaines, des mois, des années qui
défilèrent…
Le 2 février 1943, son médecin
traitant, le Dr Manuel Augusto Dias de Azevedo nous entretenait sur ce fait :
« Elle est l’ange de toujours,
accomplissant, fidèlement la mission que Dieu lui assigna pour notre bien.
Son alimentation, depuis le 27
mars 1942 – fête de Notre Dame des Douleurs – jusqu’à fin mai de la même
année consiste à boire, en milieu de matinée et vers le milieu de l’après-midi,
quelques cuillerées d’eau salée avec un mince filet d’huile. Certains jours elle
ne prends absolument rien.
De juin 1942 à ce jour
(c’est-à-dire depuis neuf mois), elle ne peut avaler (cela l’afflige et la fait
vomir), que sa propre salive, la Sainte Hostie et quelques goûtes d’eau pure.
A ceci, si nous volons être
logiques – continue le médecin – et conscients, nous devons appeler, tout
en respectant la décision de l’Église, un miracle de Dieu ».
Quelques mois après, le même
médecin écrivait :
« Monseigneur l’Archevêque
Primat de Braga me proposa d’inviter à Balasar quelques médecins, à fin de, face
à la médecine, soit déclaré ce que l’on doit penser au sujet de notre très chère
Alexandrina… »
J’ai invité un médecin
catholique de Porto – écrit encore le docteur, le 13 mai 1943. J’ai invité le
docteur Gomes de Araujo, spécialiste des maladies nerveuses, l’informant que la
malade ne s’alimentait pas ; il accepta l’invitation. J’ai également invité un
spécialiste des maladies de la nutrition – un agnostique – lequel s’émerveilla
quand je lui ai dit que la malade ne s’alimentait pas. “Mais si cela est vrai,
nous avons un authentique miracle ! Dommage qu’elle ne puisse pas être internée
à Porto ; cela serait pour nous une révélation !” – a-t-il ajouté… Lundi j’ai
rencontré le Prélat : il veut les examens médicaux… »
Les docteurs Gomes de Araujo,
Carlos Lima, de la Faculté de Médecine de Porto, ainsi que le Dr Manuel Augusto
de Azevedo se sont en effet rendus à Balasar, mais ils leur sembla préférable
qu’elle soit internée, car « ils ne faisaient pas tout à fait confiance à
l’entourage familial ».
Toutes les difficultés dues à
l’état délicat de la malade ayant été aplanies, ils sont parvenus à l’interner
au Refuge de Paralysie Enfantine à Foz do Douro, afin qu’elle soit examinée sur
son abstinence alimentaire, par le Dr Gomes de Araújo.
L’examen se prolongea pendant
quarante jours et quarante nuits, avec toute la rigueur scientifique, comme il
ressort du Rapport présenté sous le titre de : « Un cas notable d’abstinence
et anurie, par H. Gomes de Araújo, de la Royale Académie de Médecine de Madrid,
Directeur du Refuge de Paralysie Enfantine, spécialisé en maladies nerveuses et
arthritiques ».
On y lit ces paroles décisives :
« Il est incontestable que la
Malade, pendant les quarante jours de son internat, n’a pas mangé, ni bu, ni
uriné, ni déféqué, et cette circonstance nous poussent à croire que de tels
phénomènes puissent s’être produits antérieurement, selon ce qui nous est
affirmé. Nous ne pouvons pas en douter. Les treize mois, comme il nous a été
dit ? Nous ne le savons pas ».
Il termine lumineusement son
rapport en affirmant qu’il existe, dans ce cas étrange, de tels détails « que
par son importance fondamentale d’ordre biologique, tels que la durée de
l’abstinence de liquides et l’anurie, nous laissent perplexes, en attendant
qu’une explication nous en donne la clarté nécessaire ».
Pour ne pas surchargé le texte,
nous avons choisi de ne pas copier ici tout le texte du Rapport, d’où sont tirés
ces extraits ; mais nous copions encore quelques bribes du certificat final
signé par les deux médecins, le Dr Carlos Alberto de Lima et le docteur Manuel
Augusto de Azevedo :
« Nous, soussignés, Docteur
Carlos Alberto de Lima, professeur agréé de la Faculté de Médecine de Porto et
Manuel Augusto Dias de Azevedo, docteur en Médecine de la même Faculté,
certifions que, ayant examiné Alexandrina Maria da Costa, âgée de 38 ans, native
et domiciliée en la paroisse de Balasar, arrondissement de Póvoa de Varzim, nous
avons vérifier qu’elle était porteuse d’une affection ou compression médullaire,
cause de sa paraplégie. Nous certifions pareillement, qu’étant internée du 10
juin au 20 juillet courant, dans le Refuge de la Paralysie Infantile de Foz do
Douro, sous la direction du Docteur Gomes de Araújo et surveillée jour et nuit
par des personnes dignes de foi et désireuses de chercher la vérité, il a été
constaté que son abstinence de solides et de liquides fut absolue, pendant son
internement.
Son poids, sa température, sa
respiration, sa tension, son pouls, son sang et ses facultés mentales restant
sensiblement normaux, constants et lucides. En outre, pendant ces quarante
jours, nous n’avons constaté aucune défécation ni la moindre excrétion d’urine.
L’examen du sang, prélevé trois
semaines après l’internement mentionné ci-dessus, accompagne le présent
certificat. On peut y voir que, considérée ladite abstinence de solides et de
liquides, la Science ne peut explique naturellement ce qui est attesté en cet
examen, de la même manière que, considérées les vérités de la Physiologie et de
la Biochimie, il n’est pas possible non plus d’expliquer la survie de cette
patiente, après cette abstinence absolue pendant les quarante jours de son
internement.
Il est encore bon de faire
remarquer qu’elle a dut répondre, quotidiennement, à plusieurs questions et
qu’elle a soutenu de nombreuses conversations, manifestant toujours une bonne
disposition et une très grande lucidité d’esprit.
Quant aux phénomènes observés
les vendredis
,
vers 17 heures, nous pensons que c’est à la mystique de se prononcer.
Et, parce que cela est vrai,
nous avons délivré le présent certificat, et le signons.
Porto, le 26
juillet 1943
Carlos
Alberto de Lima
Manuel
Augusto Dias de Azevedo ».
En marge de ce Rapport, Il est
intéressant de lire dans les notes autobiographiques, ce que la Malade elle-même
a écrit sur cet épisode. Elle y raconte, avec un surprenant réalisme, tous les
détails de cet épisode, que l’on croirait lire un roman. On y voit, clairement,
combien de souffrances sont venues peser sur la déjà bien lourde croix
d’Alexandrina, qui ne s’est soumise à cette épreuve que pour obéir au Prélat de
son Diocèse, qui l’avait exigée.
L’abstinence totale de liquides et
de solides était ainsi prouvée scientifiquement. Nous savons aujourd’hui que
cette abstinence dura plus de treize ans. Nous devons l’assimiler aux jeûnes des
grands mystiques connus dans l’Hagiographie, tels que la bienheureuse Angèle de
Foligno qui est restée douze ans sans aucun aliment ; sainte Catherine de
Sienne, huit ans ; saint Lidwine de Schiedam, vingt-huit ans, etc.
Les journaux ayant fait état de ce
cas si étrange, de nombreux curieux ― 1500 environ ― ont voulu
voir la malade, avant son retour à Balasar.
« Quelle impression
― écrit-elle dans son Journal ― que ce mouvement de
foule ! Ni les suppliques de ma sœur ni les policiers n’ont réussi à le
contenir.
Le docteur Araujo lui-même,
depuis la fenêtre, a dû intervenir pour que l’on arrête un tel mouvement sinon
on allait me tuer. Moi, en effet, je me sentais humiliée, las et exténuée, ayant
un sentiment de gêne pour les baisers que je recevais et les larmes que l’on
laissait tomber sur mon visage, comme signe d’une estime que je ne mérite pas et
que je ne veux pas ».
Outre les médecins déjà nommés,
d’autres encore, ayant lu le Rapport médical, attestaient que le cas n’avait pas
d’explication naturelle.
Le 3 novembre 1954, le Docteur Ruy
João Marques, professeur de la Faculté des Sciences Médicales, de l’Université
de Recife (Brésil), spécialiste nutritionniste, déclara :
« A mon avis…, il n’est pas
possible d’expliquer par des moyens purement scientifiques (c’est-à-dire, par
des moyens médicaux), ce qui se passe en Alexandrina Maria da Costa.
D’après les minutieux rapports
des médecins, rien ne peut nous faire croire qu’il s’agisse d’un cas d’hystérie,
surtout si l’on tient compte du temps assez long pendant lequel la patiente a
été observée, temps pendant lequel elle n’a rien mangé ni bu.
Je suis en outre certain qu’il
ne s’agit pas de mystification, car la commission de surveillance
― que l’on ne peut aucunement suspecter, car sérieuse et
compétente ― qui l’observa, pendant quarante jours et
quarante nuits, dans la Maison de Santé “Refuge de la Paralysie Infantile”, a
put constater, de fait, son abstinence totale de tout aliment.
Or, cette absence absolue de
consommation de substances nutritives, pendant un long espace de temps, environ
14 ans, si je ne me trompe, n’est pas compatible avec la vie et moins encore
avec la permanente régularité de température, respiration, pouls, tension
artérielle, etc, etc.
De même, les fonctions
psychiques devaient, tôt ou tard, être altérées, mais c’est exactement le
contraire que l’on peut vérifier : sa vie intellectuelle est intense, ses
relations affectives sont parfaites, ses facultés et ses sens absolument
conservés.
Il s’agit donc d’un cas
extraordinaire, exceptionnel, dirais-je et aucunement explicable par des moyens
purement naturels ou même de données scientifiques.
Quant au progrès de la myélite,
très probablement existante et responsable de sa paralysie, elle n’a rien à voir
avec son abstinence alimentaire, n’étant qu’une maladie parallèle.
Dr Ruy João Marques ».
Aucun doute : ce point a été
brillamment démontré, du vivant même d’Alexandrina., ce qui ne veut pas dire
pour autant que toute opposition ― latente ça et là, sur
le cas de Balasar ― ait cessé ; bien au contraire, il
semblait plutôt qu’elle s’était accrue. Cela servit, en tous cas, à mettre en
relief la vertu – jamais démentie ― de la « Malade ».
Le 20 mars 1946, elle écrivait :
« Jésus sait bien que, s’Il me
manque, tout me manque. Lui seul connaît l’abandon dans lequel je me trouve.
Personne d’autre que Lui peut voir le mépris des hommes envers moi. J » suis là,
comme si j’étais la plus grande criminelle du monde ; et, en vérité je sens et
je vois que je le suis. Pour cela même, je devrais mériter un peu plus de
compassion. N’est-il pas vrai que l’amour et la compassion de Jésus s’étendaient
et s’étendent davantage sur les plus grands pécheurs ? »
Trois mois plus tard, le 18 juin
1946 :
« … Combien je me sens
abandonnée ! J’ai besoin de quelqu’un pour me guider. Ma vie s’en va comme le
soleil à la nuit tombante. Ceci pour ce qui est de la vie du corps, pour celle
de l’âme, cela fait bien longtemps que je sens ne plus l’avoir…
… je n’ai plus de joie sur la
terre que dans la volonté de Dieu et dans la souffrance ; en dehors de cela,
plus rien ne me procure de la joie. Tout est mort et douleur pour moi. Mon cœur
porte une blessure si profonde, que jamais, en cette vie, elle ne pourra
cicatriser… Je souris à tous, mais mon sourire est un sourire trompeur : il
cache les grandes angoisses de mon âme. Mais il est un sourire différent de
celui que j’ai sur mes lèvres, et je le possède constamment : c’est un sourire
vers le dedans, un sourire intérieur ; il est doux, tendre ; c’est un sourire
qui baise et embrasse la volonté du Seigneur ; un sourire qui accepte la croix
avec toute sa douleur, pour ne plus jamais la quitter : c’est Jésus qui me
l’offre. Ce sourire est réel, il n’est pas trompeur ; c’est le sourire vers la
croix et vers la volonté de Celui qui me l’a envoyée ».
Phrase symptomatique et discrète
celle que nous trouvons dans une lettre du 21 novembre 1946 :
« Je me sens si humiliée, me
voyant accompagnée ! Malgré une aussi grande lutte et beaucoup d’ennemis, j’ai
beaucoup, beaucoup de personnes amies, de toutes classes et conditions, amitiés
que je ne méritais pas… Je souffre beaucoup, certes, mais notre bien-aimé Jésus
est si bon, si bon envers moi : Il me procure tant de courage et me donne un si
grand amour à la croix… »
« Ma vie est remplie
d’humiliations et contradictions ―
écrit-elle le 13 décembre 1947. ― Cependant, le
nombre de mes amis ne diminue pas, bien au contraire, il s’accroît de plus en
plus ; et plus il augmente, plus je me sens seule. Il fallait qu’il en soit
ainsi. Combien de fois je dis à Jésus : dépouillez-moi de tout, videz-moi de
toute chose, afin que vous me remplissiez de Vous-même. Vous, Vous seul,
toujours Vous, éternellement Vous. ― Je souffrais seule,
cela me coûterait moins ; ce qui me coûte le plus c’est de voir que ceux qui
m’entourent souffrent également. Mais mon cheminement continue : jour et nuit
j’implore le secours du Ciel, embrassant mon crucifix et la chère Petite-Maman,
en attendant toujours des jours meilleurs et enfin le Ciel ».
Plus encore que les contradictions
et humiliations, plus encore que les jeûnes corporels, Alexandrina était
torturée par les jeûnes spirituels, par les ténèbres de l’âme, la terrible nuit
obscure, que Dieu lui a réservé pour cette dernière période de son existence,
bien plus terrible qu’à aucune autre période de sa vie.
Nous ne disposons de pas d’assez de
place pour une étude approfondie de cette période. Quelques passages tirés de
ses lettres nous donnerons une idée — même si fort pâle — de ce dépouillement
total.
Le 26 mai 1947 :
« … humainement parlant, il
n’existe pour moi aucun moment de joie. Ma joie est de faire la volonté du
Seigneur, souffrir pour Jésus et pour les âmes. Je souffre beaucoup, mais rien
n’est à moi. Toutes mes souffrances, toutes les grâces dont Notre Seigneur m’a
favorisée, meurent en moi, avant même leur naissance ; c’est comme une lumière
qui s’éteint avant même de paraître. Je veux aimer, mais je n’ai pas et je n’en
connais pas en moi d’amour. Je veux souffrir, mais ce n’est pas moi qui souffre,
cette douleur ne m’appartient pas. C’est ainsi que je vis, les mains vides sans
rien posséder ni rien voir en moi que les plus grandes et nauséabondes misères
du monde. C’est ce que me montre et me laisse voir le terrible aveuglement de
mon esprit, cet aveuglement que je crains et que j’aime. Je ne sais pas
pourquoi, je me sens obligée moi-même à y plonger ; je veux l’embrasser et,
c’est elle qui me montre ce que je suis : misère et rien d’autre ».
Le 28 juillet 1947 :
« Je me sens mourir doucement,
je sens que je n’en peux plus. Je voudrais mourir d’amour, d’amour pour Jésus.
Je veux l’aimer, mais je ne sais pas ; je veux être parfaite , mais je ne vois
en moi aucune perfection. Que de mortelles ténèbres ! Mais si vous saviez le
désir que j’ai d’aimer ces ténèbres ! Je les ai enlacées avec la croix, je les
ai enlacée avec Jésus, et cet enlacement sera pour toujours. Je vois dans la
croix, amour et douleur ; amour et douleur sans fin. C’est cet amour, c’est
cette douleur que je veux ; c’est cette croix que j’ai enlacée pour mon Jésus et
pour les âmes.
Le 18 février 1948 :
« Je continue dans les ténèbres,
de terribles ténèbres ! Je continue de vouloir me transformer en amour, cet pur
et parfait, plein d’intensité que l’on peut donner à Jésus, mais je ne l’ai
point ! Il me semble et je veux faire plaisir et du bien à tous, mais je n’en
fais rien. Je ne vis pas, je ne souffre pas, je n’aime pas, je ne suis rien ! Je
suis un rien qui vit d’inquiétudes ; je suis un rien qui a tant d’amis et qui,
voyant augmenter leur nombre, se sent seul, si seul, sans personne, plongé dans
des souffrances inépuisables ».
Et les ténèbres augmentent, comme
on peut le lira dans une lettre du 2 juin 1948 :
« Tout ce que je souffre, tout
ce que je fais, disparaît, meurt sans connaître la vie. C’est ce que ressent mon
âme. C’est douloureux de sentir s’approcher l’éternité et ne rien avoir, de se
sentir complètement dépouillée ! Ma vie est une vie sans vie, est un monde sans
lumière ! Plus grande est l’obscurité, plus Jésus s’éloigne de moi et plus en
moi s’éteignent Ses choses, Sa vie divine. Même, permettez-moi cette
confidence, : je ne l’ai jamais connu, je ne l’ai jamais aimé, je n’ai jamais su
ce que c’était la vie de Dieu dans les âmes. C’est ce que je ressens. Plus
j’aspire à vivre une vie intérieure, la vie de Dieu en nous, moins je la vis,
moins je la connais, moins je la comprends. Mon Dieu, ô mon Dieu, quelle
ignorante que je suis ! Mais, malgré cela, mon âme reste en paix. C’est une
grande grâce de Jésus. J’ai même déjà dis : j’ai la paix, la paix de mon âme, à
moins que je ne comprenne pas ce que c’est que la paix de Dieu. Mais je crois
que Notre Seigneur ne permettra pas que ma paix soit la paix du démon, car
celle-là ne doit pas procurer de joie. Et au milieu de tant d’épines, de tant de
souffrances, d’un portement de croix si lourd, je sens de la joie dans mon âme,
une joie qui sourit à tout ce qui vient des mains du Seigneur. Je peux me
plaindre, je peux pleurer des yeux du corps, mais ceux de mon âme sont joyeux,
disposés à recevoir tout le martyre que le Ciel m’enverra. Je n’aurai pas assez
de l’Éternité pour remercier tout cela à Notre Seigneur ».
Toujours la même année, le 13
septembre 1948, on relève un passage magnifique :
« Je sens mon corps comme
entouré de bandelettes ; je sens que tous mes os se disloquent. Mais, voila ma
seule joie : souffrir pour Jésus. Peu m’importe que de mon vivant, si cela plaît
à la divine Volonté, que tout mon corps se décompose. Ce que je veux c’est
l’aimer, Lui, et Lui seul. Je ne veux pas perdre un seul instant de souffrance ;
je veux que chaque instant profite aux âmes, les âmes qui ont coûté tant de sang
à mon bien-aimé Jésus. Il est dur de souffrir et, parfois, je laisse échapper
des soupirs, mais je veux souffrir et, pour rien au monde j’échangerais la
souffrance. Si mon corps souffre beaucoup, mon âme souffre encore davantage…
Quelle terrible période je traverse ! Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi qui
vit, il n’y a pas de lumière, il n’en a jamais eu, je n’ai jamais souffert ni ne
souffre, ni ne souffrirai ; je n’ai jamais rien donné à Jésus et je ne lui en
donnerai jamais. Je ne suis qu’un néant et, ce néant m’épouvante ! Je ressens
cela, mais la raison me dit le contraire. Mais le pire c’est que cet état de
l’âme n’entend pas la raison. Mon obscurité ne me laisse rien voir ni
comprendre ; seule ma confiance en Jésus me reste. Je veux vivre sans la moindre
préoccupation, tout Lui remettre. C’est ce que je cherche à faire. Je me remets
entre les bras de la Divine Providence, sans vouloir ni penser à ce que je
souffre ou souffrirai ; je laisse passer la tempête incessante qui est par fois
effrayante. Volonté de mon Jésus, je te veux et je t’aime ; pour rien au monde
je m’en séparerai. Quelques que puissent être les souffrances, même les plus
grandes de mon corps et de mon âme, je sens en mon fort intérieur une grande
paix, la paix qui nous vient de Dieu. Si par moments je me sens davantage
ballottée et me sens comme prête à chuter dans le désespoir, voilà que Jésus,
invisiblement, me donne la main, et tout se calme ; et mon âme, au milieu de
tant de douleur, jouit alors d’une grande paix.
L’abandon dans lequel je suis
est presque insupportable ; il me semble être abandonnée par le Ciel et la
terre. Je sens ne pas pouvoir être consolé par aucune créature de la terre, mais
par celles qui me sont les plus chères. Jésus, seul Jésus ― c’est
ce que je Lui ai dit souvent ― c’est Lui
seul que je veux. Il m’a écoutée, Il accédé à ma demande. Le dire ne
coûte rien, ce qui coûte c’est d’être dans l’épreuve. C’est Lui et Lui seul ; il
faut que ce soit Lui. Et je ne veux rien d’autre. Si j’ai Jésus, que puis-je
désiré d’autre ? Il me semble que je ne l’ai pas, que je ne Lui appartiens pas,
mais la paix de mon âme me montre que ce n’est pas la réalité ».
Des passages comme celui-ci
abondent dans les lettres des dernières années d’Alexandrina et mettent
davantage en évidence la sérénité avec laquelle elle cherchait à vivre le vœu
qu’elle avait fait plusieurs années auparavant : chercher à faire toujours le
plus parfait. En aucune circonstance il est plus difficile de mener à bien ce
vœu que pendant les souffrances et, c’est là qu’elle se montre experte.
Encore la même année, le 22
décembre 1948 :
« … je ne sais pas comment je
chemine dans mon calvaire douloureux, alors que je n’ai aucune vie. Dans le
ressentir de mon âme rien n’existe que l’on puisse appeler vie, lumière,
consolation ou joie ; tout est mort, mais une mort qui ressent la douleur,
douleur poignante, douleur très variée. Et Jésus, quand Il me parle, répète si
souvent : ― Offre-Moi de la douleur,
ma fille, toujours et encore davantage de douleur. Jésus me le demande et moi,
je veux Lui en donner, mais je ne Lui donne rien ! Je suis toujours avide, nuit
et jour, de davantage de souffrances, je ne m’en lasse pas, mais, je ne Lui
donne rien ! Et pourtant, j’ai soif de me donner, me donner, m’abandonner à Lui,
de me perdre en Lui. J’aimerais ne rien savoir faire d’autre que d’aimer mon
Jésus. Mais, c’est Jésus Eucharistique, c’est Jésus Crucifié, c’est le Cœur de
Jésus, en somme : c’est le Père, le Fils et le Saint Esprit, en y ajoutant la
Petite Maman chérie. Oh ! Combien je veux les aimer et vivre dans cette union
inséparable, ne rien savoir du monde, ne m’attacher à rien, à aucune créature.
Jésus accède à ma demande ; j’aime ceux qui me sont chers, mais je n’aime
personne. Jésus, Jésus seul !... »
Presque une année plus tard, nous
trouvons ces lignes qui son d’une éloquence inimitable :
« Il est impossible de décrire
le martyre de mon âme. Je peux dire que sans la grâce et la force de la Petite
Maman, il y aurait motif pour désespérer. Je me sens seule, complètement seule,
abandonné de tout et de tous, mais le pire c’est de vivre encore dans le monde
n’ayant aucune vie. Toutes les souffrances, paroles et actions meurent en moi
avant même qu’elles n’existent. Il me semble ne pas vivre ni pour le monde ni
pour Jésus. Tout est mort, aussi bien dans le Ciel que dans le monde et en
dehors de celui-ci. Mon ignorance est si grande que tout s’est obscurci et
s’obscurcit ; on dirait que je n’ai jamais compris ne comprends ni comprendrai.
Je ne sais le dire : on dirait que je ne suis jamais sortie de mon néant, que je
n’ai jamais vécu ni vivrai.
Quand j’ai besoin de me faire
comprendre, de dire ces sentiments de mon âme, je ressens que je ne dis rien
dans mon fort intérieur, mon cœur et mon âme semblent pleurer et crier : quelle
douleur, quelle agonie !
Je ne peux supporter tant de
douleur, sachant et sentant ce que Jésus souffre. Je voudrais des mondes et des
mondes remplis de corps afin de donner la vie pour Jésus, pour lui donner des
âmes et Lui prouver mon amour. Je ne sais pas dire ce que j’aimerais dire :
j’aimerais voir le monde entier embrasé par l’amour de tous les cœurs, afin que
Jésus fut aimé et réparé… »
Au milieu de tant de douleurs et de
tant de ténèbres, Alexandrina a eu, vers la fin de l’année 1949, ou peut-être au
début janvier 1950 une joie passagère. Elle en parle dans une lettre du 9
janvier 1950 :
« De Rome, par l’intermédiaire
du Père Humberto, j’ai reçu j’ai reçu une carte avec la photo du Saint-Père, les
bras ouverts et les yeux levés vers le ciel. La carte disait ceci : “J’ai été
reçu par le Saint-Père et lui ai demandé une bénédiction spéciale pour vous, et
lui ai raconté un peu votre vie. Et lui, ouvrant affectueusement les bras et
priant, a dit, — oui, oui. Non pas une bénédiction, mais toutes les bénédictions
pour cette fille tant aimée ! — Et il dit encore : — et pour tous ceux qui
l’entourent”.
Cela m’a procuré une grande
joie. Je l’aime beaucoup ».
Les lettres deviennent plus rares,
parce que ni les souffrances ni la multitude des gens qui, en ces dernières
années la fréquentent constamment, parfois des milliers par jours, ne lui
permettent pas d’écrire. Mais, la teneur est toujours la même, dans toutes
celles qu’elle a écrites jusqu’à sa mort : souffrances physiques et surtout
mystiques, de plus en plus atroces, toujours aussi incompréhensibles, et en même
temps, de plus en plus de générosité pour tout accepter venant des mains du
Seigneur, pour Le consoler et Lui sauver des âmes.
Nous terminerons par ces mots de sa
dernière lettre datée du 29 juillet 1955 :
« Les maux de mon corps et de
mon âme sont tels qu’ils m’empêchent, presque toujours, d’accomplir mes devoirs.
Je veux, mais je ne le peux point. Parfois, je ne suis ni du ciel ni de la
terre, ni vivante ni morte ; je suis un être inutile. C’est miracle si dans cet
état de mon corps et de mon âme, dans cette vie sans vie, sans Dieu et sans
Éternité, je ne désespère pas. Que mon âme reste en paix, dans cette lute
constante, est une grâce que jamais je n’arriverai pas à remercie assez le
Seigneur. L’Éternité elle-même ne serait pas suffisante… »
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